Bord för En : le restaurant suédois qui ne sert qu’un couvert par jour

Temps de lecture : 8 min

A quoi ressemblera la restauration post-Covid-19 ? Un avenir difficile à imaginer tant les ingrédients pourront varier d’une période à l’autre, tantôt délicieuse, tantôt salée.

Quelques brins de l’ancien monde, avec son foisonnement de chefs aussi talentueux qu’audacieux. Ajoutez à cela un bon zeste de bouleversements sur son lit de nouvelles réglementations (distanciation physique, normes sanitaires,…) et saupoudrez le tout d’une dose d’imagination.

Un joyeux mélange aussi espéré qu’incertain, qui nous donne tout de même déjà l’eau à la bouche. 

Bord för En, les sens de l’essentiel

Se recentrer sur l’essentiel. C’est justement cet état d’esprit que souhaitent proposer Linda Karlsson et Rasmus Persson dans leur nouveau restaurant. De restaurant, Bord för En n’en porte d’ailleurs que le nom. Ce 10 mai marque pour eux une aventure osée et symbolique, qui a déjà trouvé un écho largement partagé par la presse internationale. Le jeune couple ouvre en effet un restaurant au concept inédit : une table disponible seulement pour une personne. On ne peut faire plus minimaliste.

C’est dans le comté du Värmland, dans le centre ouest de la Suède, que Bord för En – qui signifie “Table pour une personne” – a élu domicile. Ou plutôt qu’il faut poser ses valises. Situé à 30 min de la première ville, planté au beau milieu d’une prairie aux pâturages verdoyant, le calme paisible qu’il y règne n’est perturbé que par le chant des oiseaux virevoltants. Comme suspendu dans l’espace-temps.

Suspendu, le service l’est également. Ici, pas de personnel de salle. Déjà, parce que la salle n’a d’autres murs que les arbres qui, à l’horizon, dessinent les contours d’une pièce à vivre immense, presque infinie. Celle que l’on surnomme Mère Nature. Ensuite, parce que le repas est livré jusqu’à votre table par un panier suspendu, c’est entendu, et relié à la fenêtre de la cuisine du couple.

Emmitouflé dans un torchon traditionnel ou posé en équilibre sur le plateau, le met n’aura parcouru ainsi que quelques dizaines de mètres, du potager adjacent à votre assise. Sans oublier la case cuisine, le coeur vivant de ce lieu tout droit sorti d’un autre temps. Pré ou post-apocalyptique, à vous de juger.

Champêtre et minimaliste. Le décor de Bord för En est planté. ©Linda Karlsson

Miroir, mon beau miroir

Être face à son assiette, face à soi-même. Pourquoi s’imposer un tel supplice quand on connaît l’effervescence de la cuisine scandinave de ces dernières années ? “Pour prendre réellement le temps de réflexion sur sa contribution au monde, tout simplement”, indique Linda Karlsson. (Re)connaître sa place en société, celle qui mérite certainement certains changements pour réenchanter notre rapport à la nature.

L’approche créative des deux idéalistes semble coller aux aspirations d’un nombre grandissant d’individus désireux de retrouver un juste équilibre de vie. Un cheminement intérieur long, parfois semé d’embûches, mais dont le jeu en vaut généralement la chandelle. A l’image de Bord för En.

Pour y accéder, l’unique convive doit suivre des instructions précises, quelques fois à dénicher, pour s’offrir le luxe de manger avec soi-même. L’expérience démarre à l’arrêt de bus, où seul une pancarte patiente sagement pour accueillir le seul visiteur du jour. Commence alors la partie de chasse au trésor. La récompense : un savoureux menu végétarien et qui sait, les prémices d’une nouvelle étape dans votre vie à la clé. Une seule règle : aucune interaction sociale tout au long de ce parcours initiatique.

Le Värmland aurait pu s’appeler le « Vert land ». ©Stugknuten

Ce type de réflexion, hors des sentiers battus, n’a d’ailleurs rien d’excentrique pour les habitants du village de Ransäter (114 habitants), où vivent Linda et Rasmus. En quelques années, la commune s’est vidé de ses habitants suite à la délocalisation d’une usine d’acier, le poumon économique de la cité. Un drame social qui n’a pas entaché l’enthousiasme du chef cuisinier. « Ceux qui sont restés ont fait face à la situation comme cette région de la Suède l’a toujours fait : avec de la bonne humeur, en relevant la tête et grâce à un grand bol de créativité. »

Dans le jardin d’Eden suédois

Dans l’assiette, déguster une gastronomie locale sera le seul indice que vous pourrez vous procurer. Au menu, surprise du chef ! Le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner sont concoctés par Rasmus Persson en personne, diplômé d’une école de cuisine et particulièrement fier de son terroir. « Le menu changera dès que je m’en serai lassé. Ou lorsque nous aurons cueilli toutes les myrtilles du comté de Värmland« , plaisante-t-il.

Pour l’ouverture de ce restaurant mono-couvert, les premiers invités auront la chance de se délecter d’un Råraka maison – un hachisch de pommes de terre rissolées garni d’un caviar d’algues et d’oseille – et d’un Black and Yellow, à savoir une purée de carottes jaunes au gingembre au beurre de noisettes et de croquettes de maïs doux.

La gourmandise est peut-être un péché, mais dans ce jardin d’Eden, il serait impardonnable de passer outre le dessert évocateur baptisé “Derniers jours de l’été”. Une recette ancestrale qui fait la part belle aux myrtilles sauvages, au babeurre glacé – une crème issue de la fermentation du beurre de baratte – et à un coulis de betteraves.

Repas floral qui sent bon le terroir. ©Linda Karlsson

Råraka végétarien et 100% local. ©Koket.se

Une jolie promesse gustative conclue par le ponte des barmaids national, Joel Söderbäck. Originaire du Värmland, il a contribué à l’explosion de la scène épicurienne suédoise, grâce notamment à ses 4 bars récompensés à Stockholm dont le Tjoget, classé dans la liste des « 50 meilleurs bars du monde ».

A Bord för En, le cocktail s’inspire de la flore locale, telle que la fleur de sureau ou la fraise fraises, ainsi qu’un Seedlip sans alcool.

Les myrtilles des bois, l’autre spécialité du Värmland. ©Visit Sweden

Restaurant à couvert unique, un concept a l’avenir radieux

Dans ce mirage paradisiaque, aucune ombre ne vient gâcher le tableau. Pas même la note en fin de repas. Ici, le temps n’est pas de l’argent. Ou alors celui que l’on décide de donner. Libre à chacun de laisser ce qui lui semble juste ou ce dont il dispose. “Aucune personne saine d’esprit ne lance un restaurant à un couvert avec l’ambition de gagner de l’argent. En fait, notre philosophie repose uniquement sur la volonté d’aider nos quelques convives à méditer sur leur rapport au monde. Ici, chacun donne ce qu’il peut donner. Ni plus, ni moins« , résume Karlsson.

Cette parenthèse enchantée se prolongera jusqu’aux “Derniers jours de l’été”. Ce sera l’heure pour le jeune couple de prendre un peu de repos, eux aussi. Avant de répliquer le concept du restaurant à couvert unique à travers la Suède, et peut-être ailleurs. Après tout, existe-il une valeur plus universelle que celle de la quête de sens ? Le goût du fruit défendu diront certains. Encore que…  

La vie est belle pour Linda Karlsson et Rasmus Persson. ©Linda Karlsson

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